Jérôme Garcin et Serge Kaganski sont sur un bateau. Soudain, le plus vaste des deux embrasse l’autre langoureusement.
Jérôme: Les ogres ont faim. De vie, de nourritures puissantes, de paysages, de public nombreux, de grands textes, de musiques cuivrées, de chamailleries, d’amitié et d’amour.
Serge: Qui sont ces ogres ?
Jérôme: Les ogres sont braillards, échevelés, négligés, mal fagotés, éruptifs, impudiques, idéalistes. Ils font peur à une société où tout est si petit.
Serge pense à son slip et écarte ses bras vers le ciel pour accueillir le soleil.
Serge: Voilà un film hénaurme, entier, qui joue crânement le tout ou rien, à prendre ou à laisser. On prend, goulûment. Ou plutôt, c’est lui qui nous prend, nous saisit, nous avale.
Jérôme: Et puis les ogres ne tiennent jamais en place.
Il tente de sortir une cornemuse de sa poche. Serge l’en empêche.
Serge: On pourrait tartiner des théories entières sur le rapport entre documentaire et fiction, réalité et imaginaire, personnes et personnages, êtres et acteurs, spectacle et coulisses, on pourrait disséquer tout cet emboîtement façon poupées russes entre l’art et la vie qui constitue à la fois le propos du film et la nature de son tournage, sujet et objet mêlés jusqu’à un point de fusion indémêlable.
Jérôme l’embrasse pour le faire taire et crie.
Jérôme: Ils n’en finissent pas de planter et déplanter leur chapiteau!
Serge: Ce deuxième film de Léa Fehner vous brûle.
Jérôme: C’est infilmable, et pourtant Léa Fehner l’a filmé.
A six kilomètres de là, un oiseau vomit ses Chocapic.
Serge: Les Ogres, c’est avant tout une énergie carnassière, une générosité rabelaisienne, une marmite de cinéma débordante qui vous rassasie aux limites du trop-plein.
Jérôme: Caméra portée et en mouvement, épousant jusqu’au tournis la piste circulaire à 360°, faisant la part belle aux improvisations, et semblant toujours pressée de prendre son temps…
Serge: Pourtant, au moment où vous pensez que les dents du fond vont baigner, vous en redemandez encore parce que c’est juste trop bon.
Ils se câlinent en soupirant bruyamment. Le bateau tangue dangereusement mais ils n’en ont cure.
Jérôme: Un deuxième film époustouflant.
Serge: Léa Fehner réussit tout le temps à tenir le guidon.
Jérôme le regarde profondément.
Jérôme: Tout est dit de la candeur et de la ferveur de ces pèlerins du théâtre que rien n’arrête dans leur course folle.
Serge rougit, mais soutient le regard de son ami.
Serge: Léa Fehner réussit à ordonner le bordel, à faire jaillir des plans somptueux, des scènes homériques, des giclées de vérité humaine…
Jérôme: …de la puissance et de la fragilité de ces familles recomposées qui vivent en autarcie et dans la précarité, mais ont la fierté de leur art. Elle-même enfant de la balle, Léa Fehner, 34 ans, n’a pas craint d’embarquer dans l’aventure ses propres parents!
Serge prend soudain sa propre tête dans ses propres mains en s’écrasant légèrement les joues.
Serge: Le film parle bien sûr de l’éthique du spectacle, des difficultés à faire tourner la boutique, des problèmes financiers, de la vie en collectivité, des amours, coups de gueule, coups de déprime et coucheries au sein du phalanstère…
Jérôme fronce ses deux sourcils, l’un après l’autre.
Jérôme: Alors bien sûr, les raisonneurs, les culs-pincés, les curistes, les sédentaires, les fans de cinéma congelé et les abonnés des salles en velours rouge trouveront ces ogres trop exubérants, trop rabelaisiens, trop felliniens, trop hurleurs, trop partageurs, trop généreux.
Serge fronce l’un de ses sourcils. Voyant qu’il lui en reste un à froncer, il le fronce aussi.
Serge: Tu as raison, Jérôme. Un peu Renoir, un peu Pialat, un peu Cassavetes, un peu Kechiche, un peu Fellini, et surtout très Fehner, Les Ogres déplaira peut-être aux tenants de l’épure, de la pudeur, de la ligne claire, aux amoureux d’un cinéma de la ténuité, des pointillés, dont un Mikhaël Hers serait l’incarnation du moment.
Ils sautent dans l’eau en riant et s’embrassent comme Leonardo DiCaprio et Virginie Ledoyen dans La Plage d’Agnès Varda.
Jérôme: Mais on les plaint. Ils sont déjà morts.
Serge: Je fais partie aussi de ce camp-là mais je soutiens qu’on peut aimer des choses très diverses pour peu qu’elles soient habitées, qu’il y a des jours pour Julia Holter et d’autres pour Beyoncé, et que si Les Ogres se situe à l’opposé de Ce sentiment de l’été de Hers, il est tout aussi convaincant dans son registre tonitruant, sa générosité exubérante.
Jérôme: Léa Fehner est vivante.
Serge: Ça faisait combien de temps qu’un film français n’avait mis ses tripes sur la table?
Jérôme: Applaudissements.
Sur ce, Jérôme s’en va en nageant la brasse. Serge remonte dans la barque en s’aidant des rames.
Serge: Avec autant de vaillance, de franchise, de lâcher-prise et de talent ?
Il recrache un petit poisson rouge en disant « ptouy ».
FIN