En 2015, Arnaud Desplechin réalise Trois souvenirs de ma jeunesse. Jacques Audiard, plus modeste, se contente de tourner Dheepan. Chacun de ces trois films pourrait ne rien avoir à envier à nul autre pareil – et pourtant: la recette est la même que chez Sophie Letourneur.
En 2013, la jeune papesse du ciné-je(u) révélait avec Les Coquillettes que les relations politico-culturelles cannoises obéissent en fait à plusieurs quantités considérables de doute. Léchages mais aussi crachats en tous genres suggéraient à l’époque que le frontispice des gens est assez peu celui qu’on croit, et c’est en repliant son macrocosme à l’intérieur des frontières d’une assiette de yaourt qu’elle parvenait à la récapitulation théorique de ce qui, festival ou pied, contribue le plus souvent à hyper-réaliser le réel au point qu’on le confonde avec son propre organisme. Jupons, petits caniches, courses à viande, sous-marins nucléaires, trisexualité de 90% des agents de sécurité à la Semaine de la Critique: Letourneur la bien-nommée remettait les pendules à l’heure du Tour (de France, qui commence demain Porte d’Auteuil).
Dans Trois souvenirs de ma jeunesse, Mathieu Amalric (qu’on a croisé chez Steven Spielberg, l’autre jour, assez apathique) incarne 50-Cent à l’âge où il fréquentait encore le monde extérieur. Déambulant, excrétant des bulles, à la manière sans doute du crustacé musical d’une rousse dénuée d’appendices moteurs, il rumine du regard les invisibles fuites que laisse, parfois, surgir la vie. Que sa compagne soit miniplégique n’y change rien: on est résolument plus du côté d’un réalisme dithyrambique que des pétoncles de Sophie Marceau. Qui est Paul Dédalus, alors? Une gifle, de la moquette, comme le suggérait (à tort) la bande-annonce? Oui. Le magnétisme d’Amanda Seyfried, repris à son compte par André Dussolier dans la peau de Philippe IV le Bel, insuffle un peu de barbarie à ce qui n’aurait pu être qu’une énième bluette sinophobe. Qu’on se le dise et qu’on s’en débarrasse: Trois souvenirs de ma jeunesse nous a, pour toutes ces raisons, moyennement déplu.
Dans Dheepan, un aborigène amnésique fait mine de se rappeler de sa vie passée et convainc François Hollande qu’il est sa sœur. Adopté par le premier ministre, crucifié sur les portes de l’Assemblé Nationale par un groupe de CRS peu regardants sur la qualité, il intègre peu à peu une communauté qui ne lui demande rien et ne lui donne pas à manger. Antonythasan Jesuthasan et Kalieaswari Srinivasan sont extrêmement convaincants dans les rôles de Jules Ferry et Ras Al-Ghûl, grâce à une direction d’acteurs toute en faille et en docilité, mais on aurait, de loin, préféré retrouver les acteurs fétiches d’Audiard Marion Cotillard, Samy Nacéri, Frédéric Diefenthal et Norah Jones – d’autant plus que Dheepan, biopic des Beatles qui ne dit pas son nom, eût trouvé là un casting de premier choix. Mais juger les films pour ce qu’il ne sont pas est semblable à une erreur – et ce n’est pas parce que le festival touche à son comble qu’il faut revoir nos exigences à la baisse.
Ce qui surprend dans ces deux films, c’est la façon dont ils se répondent, comme ont pu le faire, en leur temps, Mao Tsé-Toung et Véronique Samson exilée à Santiago du Chili – sans même mentionner les apparitions de Tina Turner. Desplechin filme une nudité: Audiard écrase sa caméra sur des centaines de figurants portant habits, chaussures et tout le toutim. Le premier invite aux retrouvailles: le second s’y oppose, pourrait-on dire, quoiqu’on n’y soit pas obligé. Mieux: là où Desplechin fait le récit d’un ersatz de Captain America franchouillard, Audiard, lui, se tourne vers l’évocation maximaliste d’un cirque de puces. Grandeur/rétraction, fadeur/folie: le dialogue d’un cinéaste à l’autre ne s’arrête pourtant pas là. Matthieu Kassovitz tient en effet le même rôle dans chaque film: celui de l’absent, hanté par l’oeuvre – comme si, chacun à sa manière, Audiard et Desplechin avaient voulu mentionner l’héritage d’Enrico Macias à travers quelqu’un d’autre (ce qui n’est bien sûr pas le cas). A l’image, cela se traduit par de nombreux travellings, toujours plus chargés d’émotions au fil de l’histoire, si bien qu’au terme des projections presse, 65% des festivaliers remplirent une demande ACDE de pacemaker.
L’année dernière Olivier Assayas, avec Sils Maria, tentait ce que réussissent vertement cette année tous les Jacques Audiard de la Croisette: une prise de contact indirecte et sexy avec leur Desplechin intérieur. Minaudé, Assayas s’était replié in extremis sur la réalisation de courts-métrages (pubs pour du camembert fondant, Vines de coquillages, traversées du périph’ en trottinette à la GoPro). Audiard, lui, triomphe, à bon droit. D’un plan final l’autre, c’est un rictus qui s’esquisse, une passe moins cinématographique qu’olympique d’un cinéaste populaire (Desplechin [phrase] Maraval) à un autre, abandonné par la critique (Audiard, même auto-produit).
Le 91e Festival de Cannes se mi-clôt ainsi sur une promesse: celle d’une décroissance des taux de production du yaourt public (Letourneur oblige) et – belle synchronicité – d’une excroissance joyeuse et sombre chez ces deux enfants de La Boule (plus connu sous le nom d’Yves Marchesseau).
Amicalement vôtre,
SH
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